*Suivant mon plan original, Colis suspect devait rassembler vingt-deux textes regroupés en quatre parties portant chacune son titre. La première partie, envisagée comme une sorte de suite en cinq mouvements (la suite «Jackhill»), est restée inachevée, et les deux mouvements déjà écrits, pris tout seuls, sont sans intérêt. Comme le temps a beaucoup passé et que je ne prévois pas terminer cette histoire, la partie au complet rejoint le purgatoire des fonds de tiroir, avec un sixième texte non écrit qui s’y rattachait et devait clore la deuxième partie.

22 - 6 = 16. Des seize textes restants, l’un est «Demain, hier ou ailleurs», déjà publié dans Le Livre noir de Ta Mère; courez l’acheter! J’enlève enfin une nouvelle incomplète («Histoire dont elle est la câline»), dont j’ai intégré la part déjà écrite aux détesteurs, ainsi que la nouvelle-titre («Colis suspect»), jamais commencée ‒ c’est des choses qui arrivent oui c’est ça j’avais un plan détaillé avec des titres pour des textes pas encore commencés.

16 - 3 = 13. Voici les treize textes rescapés, ou pièces à conviction, sans façon, dans l’ordre de leur composition.

C’est bizarre, hein, ça part, ça vient… Je touche la torche du feu ou je passe proche un temps et, l’année suivante, je griffonne comme un zoulou : le style de « Entre ciel et terre » est affreux, on verra. C’est parce que je cherchais encore. Je cherche encore, mais moins.

Notes :

PC1 ‒ Quatrième partie d’une longue nouvelle dont les trois autres valent mieux mortes. PC2 ‒ Projet resté pur projet. PC3,4 ‒ Écrits pour le cours de création « Critique littéraire » donné par Catherine Mavrikakis à l’UdM. PC5,6,7 ‒ Publiés aussitôt écrits à l’origine sur MySpace (/dangerrranger) quand j’ignorais encore la possibilité du blogue. PC8,9,10,11,12 ‒ Publiés aussitôt écrits sur mon blogue [plusieursexcuses.blogspot.com]. PC13 ‒ Morceau de choix beaucoup trop excellent pour la revue de « littérature pop » Biscuit chinois qui l’a refusé; thème : « viande ».

mercredi 5 janvier 2011

PC1+2 (printemps-été 2004)


Ardeur au travail


« Oh! Wow! Avez-vous vu la bitch? Oouuh! Elle est… trop bête. Eh? »


J’ai d’abord tiqué un brin, pas que ça m’ait particulièrement choqué, ni trop que le lieu et ma fonction ne me soient pas supposés le laisser s’exprimer de cette façon, c’est plutôt que ma curiosité a pris le pas : « Trop bête? Qu’est-ce que ça veut dire?


« Oh! Ça! C’est une expression qu’on dit, mes amis et moi! Ça veut dire que c’est chill, que c’est cool… que c’est… trop bien, bref… »


O.K. Je n’ai rien à ajouter. J’entends bien que je deviens un peu vieux. Je n’en ai d’ailleurs pas eu le temps.


« Et, oh! Eh Chose! Vous savez ce qu’il a dit le prof aujourd’hui ? Que les humains, avant, c’étaient des singes! Vous croyez ça, vous?


— C’était dans votre cours d’histoire?


— Ouais.


— Hum! En fait, c’est la théorie scientifique la plus communément admise », que j’ai répondu, et je me suis levé pour faire un schéma au tableau. J’ai tracé une ligne verticale que j’ai échelonnée tout en expliquant.


« Regarde. La formation de la Terre remonte à 4,6 milliards d’années, l’apparition de la vie sur Terre à environ 4,5 millions d’années, et l’apparition du premier ancêtre de l’humanité, à environ 3,5 millions d’années, si ma mémoire est bonne. Ce premier ancêtre était l’australopithèque. Il a été suivi de l’homme de Neandertal, de l’homo habilis, de l’homo erectus et de l’homo sapiens, dont une espèce, ou sous-espèce, plus récente, l’homo sapiens sapiens, a évolué jusqu’à devenir l’humain tel que nous le connaissons aujourd’hui. Quelque chose comme ça, en tout cas. Le fait est que selon le système de classement scientifiquement admis, dont la nomenclature est appelée taxonomie, l’homme et le singe appartiennent tous deux à l’ordre des hominidés, et le singe appartient au sous-ordre des simiens. »


En disant cela, je traçais un schéma d’arbre généalogique reliant les espèces.


« C’est prouvé par les anthropologues et les experts de la préhistoire – les paléontologues – qu’en remontant le temps, le singe et l’homme, à une certaine époque, possèdent un ancêtre commun.


— Je ne crois pas ça. Je ne sais pas, je crois que c’est impossible.


— Écoute. Lorsque l’ancêtre commun de l’homme et du singe existait, je ne me rappelle plus exactement lequel c’était, toute la société de cet ancêtre, à cause des conditions climatiques, des conditions de la chasse, des conditions géographiques, et cetera, s’est éventuellement séparée en différentes sociétés qui ont chacune évolué différemment, jusqu’à subir, au cours de centaines de milliers d’années, des mutations génétiques différentes. Ça n’arrive pas du jour au lendemain, tout ça… »


Rien à faire, Ali ne saisit pas l’idée.


« Je ne sais pas, je ne peux pas croire ça, je veux dire… Des singes, O.K., là, on prend une famille de singes, et là le père et la mère ont fait du sexe et comme ça c’est un humain qui est né comme ça? C’est impossible. »

Essayez donc d’expliquer. Les jeunes apprennent mal et trop vite ce qu’ils ne peuvent pas comprendre.


Ali, admirablement, est aussi candide qu’il s’agisse d’histoire naturelle ou de relations avec les filles. Il est d’ailleurs comique à voir aller, en général, avec son accent de Franco-libanais et son apprentissage encore nouveau des codes et mœurs de la jeunesse québécoise du nord de Montréal, composée de beaucoup d’immigrants. Et surtout avec ses hormones qui, à son âge, l’enjoignent de plus en plus à considérer les choses de la vie sous un regard nouveau.


« Oah! C’était qui la belle bitch d’hier, dis-moi? Elle, elle était avec toi, hein? Dis-moi! Qu’est-ce qu’elle est bête!


— Oui, elle est avec moi. Je l’aide pour son cours d’histoire du Québec et du Canada de quatrième secondaire. »


Vous auriez dû voir sa tête quand il a vu Anita entrer et se diriger vers moi avec le sourire, dans le hall d’entrée du centre de tutorat. D’abord fasciné comme un animal qui découvre un nouvel objet de jeu, Ali a rapidement compris ce qui se passait et m’a jeté un regard dont j’ai bien pensé que les organes allaient imploser.


« Eh, oh! Chose! Vous savez ce que je vais faire? Je vais lui écrire une lettre. À la fille, là. Je veux lui demander si elle veut me donner un kiss, là, mais pas un kiss, comme, sur la bouche, là, non, mais sur la joue, man. Oh! ça serait… juste… trop bête… Eh? »


Ali est originaire de l’Arabie saoudite, où il est né. « Là bas, c’est comme une prison, t’sais, t’as le droit de rien faire, comme, il n’y a pas de bars ni rien, et tu ne peux pas jouer à plein de jeux, là, et les femmes sont obligées de rester à la maison, là, elles n’ont pas le droit de conduire, plein de choses… ».


Mouais, Ali, mais tu n’es pas musulman, toi, par hasard?


« Jamais de la vie! Je suis chrétien, moi! Toute ma famille est chrétienne. » Lorsque je l’ai questionné plus en détail, il n’a pas su me dire avec certitude s’il était catholique, protestant, baptiste, orthodoxe ou autre. Passons. Toute sa famille, donc, a émigré au Liban, où elle vit toujours. Lui, il est venu à Montréal il y a moins de deux ans, c’est confus dans sa tête, et son père se rend fréquemment au Liban pour son travail. D’après ce que j’ai pu comprendre, son père est programmeur-analyste.


Ali va avoir seize ans cet été et il n’est qu’en deuxième secondaire. Il vient au centre de tutorat parce qu’il risque de se retrouver encore en deuxième secondaire l’an prochain, et éventuellement d’être exclu du système d’éducation du Québec. D’après ce que j’ai constaté, ses parents ne lui ont jamais été d’aucune utilité dans son apprentissage. Certains concepts évidents lui échappent totalement. Par exemple, il ne sait pas que la lune n’est pas le soleil, il pense que c’est le même objet. Simple, son père semble être tout à fait étranger à son l’éducation, il n’est bon qu’à débourser des fonds en cours privés, et sa mère n’a que Dieu en bouche. Une fois que je descendais de l’autobus au coin le plus proche, elle m’a embarqué et a inclus le mot « Dieu » dans chacune des foutues phrases qu’elle a proférées. « Dieu vous bénisse… », « Grâce à Dieu… », « Mon Dieu… », etc. On dirait que plus les gens sont croyants, plus ils blasphèment.


Un soir, Ali s’interrogeait sur son avenir professionnel. Pendant une demi-heure, j’ai servi d’orienteur en lui martelant le cheminement à suivre pour aller là où il veut aller, soit dans le génie mécanique. « Au pire, tu entres au cégep dans le programme technique approprié. Trois ans. Au mieux, tu obtiens en deux ans un diplôme d’études collégiales en sciences pures et tu t’arranges pour être accepté à l’École polytechnique de l’Université de Montréal, à moins que tu ne choisisses une autre université qui offre la formation appropriée, peut-être Sherbrooke, Laval ou McGill, il faut voir. » Je n’ai pas jugé bon de trop insister sur les efforts intenses qu’il aura à fournir même dans le pire des cas. Sa deuxième secondaire reste encore à passer. Il a finalement changé de sujet.


« Eh! Chose…


— Arrête de m’appeler Chose. Je m’appelle Emmanuel. Alors fais au moins comme si tu le savais, O.K.? » Je lui ai souri après lui avoir dit ça. Ça l’a rassuré.


« O.K.! Eh! Emmanuel! Vous savez ce que je vais faire, après que j’aie commencé à travailler en mécanique, je veux dire en… whatever, là… Je veux dire pas tout de suite après, là, mais, comme, quelques années après?


— Non.


— Ben, je vais me marier, et je vais avoir deux enfants. Je veux dire, je pense, un enfant, c’est, comme, pas bien, là, mais deux c’est O.K., parce que je ne veux pas en avoir plus. Et genre! Chose…


— …!


O.K.! Mais je ne voulais pas dire : « Chose », là! Je veux dire, « chose » c’est pour dire la chose que je voulais parler, là…


— C’est bon, c’est bon…


— Alors, t’sais, je veux avoir des gars, comme enfants. Parce que, t’sais, les filles, quand elles grandissent, elles deviennent des salopes… »


Ha! Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Il n’est pas fou, ce garçon. Il m’a expliqué ce qu’il voulait dire et, ma foi, il n’est pas fou, ce garçon. Les belles filles de son niveau scolaire s’habillent en général effectivement comme des salopes et ne font rien pour contrevenir à cette appellation peu valorisante.


*


J’ai peut-être l’air d’un bien mauvais tuteur. Je laisse les jeunes me parler de leur vie, me poser des questions qui sont en dehors de la matière scolaire, et cetera, pendant que je suis payé pour les forcer à travailler intensément leurs faiblesses académiques. Mais c’est pourquoi ils m’adorent. Dans leur vie de tous les jours, à part leurs amis, personne ne les écoute. Moi, je les écoute, et je les revalorise. Alors quand je reviens à la matière scolaire, ils désirent véritablement progresser sous mes yeux. Ils veulent m’impressionner. Ça marche.


« Eh! Chose! J’ai des photos à vous montrer! »


Ali m’a sorti deux feuilles 8 ½ x 11 sur lesquelles avaient été imprimées des photographies de filles scannées.


« Elle, la blonde, c’est ma copine. Enfin… ce n’est plus vraiment ma copine, là, elle me dérange un peu, t’sais… whatever… Et elle, c’est son amie. C’trop bête, non? Laquelle vous trouvez la plus belle? »


Sur la première photo, une blonde et une brune, quoiqu’elles étaient toutes deux teintes, âgées de treize ans maximum chacune, se collaient joue contre joue dans une attitude qui laissait présager que leur prochaine envie était de se lécher mutuellement la vulve ou de sucer une bite ensemble. Sur la seconde, la blonde, seule, quoique habillée, c’est-à-dire à moitié déshabillée, était accroupie, faisant de trois-quarts dos à l’objectif, avec au visage une moue suggestive. De toute évidence, ces photos avaient été rendues publiques sur le site de clavardage MSN Network.


« Hum! La brune est plus belle. Mais la blonde est cute aussi.


— C’est ce que je pense. Moi, j’ai laissé ma copine parce que je trouve que l’autre est beaucoup plus bête. »

(printemps 2004)





Le roman de mon été (fragments)


Que ceux qui croient qu’il y a une autorité morale supérieure se tirent une balle. Que ceux qui pensent que je suis fâché se mettent quelque chose à un endroit où ça n’entre pas bien, avant de se tirer une balle. Je peux. Je ne plus que peux. J’ai pas pu pendant si longtemps que je pope. Mes dattes sont achetées, mes lettres sont cachetées et mes ballerines sont ballottées. Quand on peut, on veut. Les armées de répéteurs qui répètent tout ce qui se répète s’y trompent : le contraire n’est pas vrai. À cause de la police, des instruments de torture et des affres de l’agonie, c’est-à-dire les sentiments de culpabilité et la crainte du jugement des autres, vouloir ce n’est pas pouvoir. Vouloir sans préambule, c’est manquer de possibilités. C’est pouvoir qui est vouloir. Je dois tout expliquer.


Mon système est splendide. Je ne veux que ce que je peux. Je veux tout ce que je peux. Je roule en vélocifère, je peux faire une peur bleue à un conducteur qui m’a claque-sonné; je le veux; je le fais. J’attends en file à la caisse enregistreuse, je peux lui crier très fort ce qu’elle est dans l’oreille à la vieille qui chiale parce que le caissier débute; je le veux; je le fais. Ensuite je peux lancer un clin d’œil lubrique au dit caissier, vous savez la suite. Je fais tout ce que je peux.


En fait je ne fais pas tout ce que je peux. Faudrait que je fasse trop de choses à la fois. Ce serait impensable : je peux le faire seulement si j’y pense. En ce moment, je peux dire que non, je ne peux pas penser à tout en même temps.


Penses-y, peux-le, veux-le; exécution! C’est le tribunal des tâches dans ma tête, et c’est toujours moi le bourreau.


Ça fait seulement deux jours que je peux à ce point-là – il fallait que j’y pense – et le service de police de Saint-Eustache a déjà mon adresse. Il le peut depuis que j’ai pu casser la guitare de mon voisin. Joue mais joue égal! Si ta toune est en 4/4, alors elle le veut, elle doit l’être. Des deux-tiers de temps en rythmique, ça n’existe pas, je suis pas capable! Lui, j’ai pas pu l’empêcher de pouvoir appeler le serre-vis : j’ai pas pensé à le casser, lui. J’y pense… Je le peux! Je le veux! Je le fais!…


« Tu peux te faire casser la gueule, aussi. »


Pah! J’y pense même pas!


*


Pour le divertissement, je suis entré dans un groupe de musique. GOD’S ASSHOLE SPUN GOLD. Tonitruant. On ne se prend pas pour rien. Et le verbe du nom n’a rien à voir de près ni de loin avec la décourageante aberration qu’on appelle un deejay. J’avais répondu à une annonce. J’avais une condition : que personne n’essaie de faire copain-copain, et one-two-three-four. Ils ont accepté, su mes habiletés. Des gars bien, au demeurant. Je joue la batterie. Que veux dire! Je soumets la batterie. Sur la batterie on frrrappe, frrrappe, frrra-pa-pape. Pa tss, tss. Et tape tape tape tape tape, orrroum boum boum boum pow, kshshsh; etc. – on n’épargne pas une seconde.


Je choisis la batterie parce qu’on tape dessus, y a que ça qui compte, dans la vie on tape tape tape.


Ils ont été surpris, mes trois tordeurs de cordes. Pendant trente secondes je frappais à côté des tambours, puis je me suis ajusté. C’est que je n’avais jamais joué sur une vraie batterie. Toujours tapé sur mes cuisses, par contre, en faisant sautiller mes pieds sur d’imaginaires pédales. Je me suis beaucoup pratiqué en regardant des clips de Metallica. Je suis en affaires.


J’y pense : je vais présenter un peu mon groupe. Je ne connais pas leurs noms, je ne les ai tout simplement pas appris; de toute façon, dans un groupe punk, tout ce que t’as besoin de dire c’est : « Hey! » pour interpeller un tel. « Hey! Monte don’ ton son! »


Le guitariste-gueuleur ressemble à James Dean, mais avec les cheveux longs et les oreilles tatouées en noir complètement. Il fait peur. Il a l’air d'un squelette. Il ne chante pas de chansons d’amour, même pas de proche, et ses chansons punk sont maximum au premier degré.


Le guitariste tout court ressemble à un Prince qui ne s’aimerait pas. Il n’a pas d’autres caractéristiques, à part un piercing en forme d’anneau de Moëbius dans le nez. Je n’ai pas pensé à lui en demander la signification.


Le bassiste ressemble à un chimiste. Il est malade.


Voilà, c’est fini. On s’en tire.


Une chose : personne n’a insisté pour faire copain. Une autre : c’est étrange d’être la seule personne heureuse au sein d’une organisation. Je ne sais pas. Je vais attendre un peu avant de me mutiler pour prouver que je fais partie du cortège.


Nous jouons au Café Chaos dans trois semaines. J’ai hâte.


*


Hier, après avoir reparlé à un ancien ami, dans le seul but de lui annoncer cette nouvelle pour lui marcher dessus, vu que c’est un incapable comme je l’étais, je me sentais tout guilleret, et quand je bois je faux en fous, et hier j’ai fallu rare, j’ai composé le 999-9999. Une voix enregistrée, convaincue et nonchalante me remerciait, après m’avoir prévenu qu’une traduction anglaise m’attendait – j’ai eu peur, j’ai compris « tradition » et j’ai raccroché, puis j’ai rappelé. Et elle parlait, avec un accent français, du projet Amené et du projet Arrivage, pour lesquels le Grand Rabbin de France allait se commettre. À la télé, un idiot en jaquette blanche parlant pour Jésus réglait une fois pour toutes la question de l’imposition des mains. Il était rendu 4 h 20. La voix semblait bien nommer le « Grand Rabbin Gratuitruc ». J’ai tiqué. Pour plus d’informations, appeler le 514-962-1735. Ce que je fis. Un gars m’a questionné :


« Allo? »


J’ai répondu : « Oui. » À chaque interrogation, j’ai répondu par un lent, fort et fervent : « Oui. » Bien entendu. C’était une hyperbole. Ensuite, j’ai rappelé, et cette fois j’ai proféré de lents, forts et furieux : « Non. »


« C’est bon, j’ai relevé vos coordonnées. »


Comme si elles s’étaient couchées par terre.


Que s’est-il passé? J’ai bu trois autres bières, d’après mon décompte, et au milieu d'un sommeil très certainement cocasse, la police est arrivée. Nous étions tous surpris. Même le chef d’équipe ne savait pas pourquoi il était là. Ils me réveillaient! Dans le noir!


« Nous avons reçu une plainte, euh… »


Ils on sûrement sonné au 1540, puisque c’est comme ça que ça marche, bien que je sois au 1542, et la parodie qui me loge a dû me livrer. (« La police? Vous venez sûrement pour cet… homme. »)


Comment voulez-vous que je ne tue pas?


« Va te faire! »


Viens ici!


*


Mon groupe n’est pas vraiment ce qu’on appelle correctement un groupe « punk ». Étymologiquement, je n’irais pas non plus jusqu’à nous qualifier de « vauriens, pourris, délabrés ». Les pratiques vont bien. Nous faisons ça chez le bassiste (le chimiste), un vieux garçon malade qui habite chez ses parents, en fait chez son père, la mère n’est plus là. Nous ne pouvons pas louer un local, puisque mes trois co-punks ne travaillent pas. De parfaits inutiles et admirables beaux punks.


Le père est un déprimé, dépressurisé, décapsulé, éventé, ruminé, vomi, roté. Je n’avais jamais vu ça. Cherchez l’intrus! On entre dans la maison après un safari en règle et il fait noir, tous les rideaux sont tirés, on peut entendre la poussière exister, on descend dans la cave et on allume les lumières, la batterie m’attend dans un coin, les murs blancs jaunis sont marqués de coups noirs et troués, les ampoules nues brillent dans nos yeux et on fume un joint, un long joint pendant que les mains inoccupées branchent les amplis, le micro, ça se met à siffler, le plancher est une flaque où serpentent plein de fils emmêlés et pendant qu’on se regarde au moment où on va commencer à jouer nous savons que le père, tout là-haut, dans le noir épais du salon, à l’étage, oblique, respire les yeux ouverts sans bouger comme un profond et cuisant déprimé. C’est à peine s’il s’est aperçu que nous sommes là et installés, le chimiste le garantit, et ça devient urgent pour nous de tuer cette inquiétude de respirer le même air qu’un déménagé vaquant décati nous crinquons une chanson, voyons donc, et HARRRR


ça trremble terriblement –


on lui change les idées, à cet échangé pour peu cher.


*


Le spectacle s’en vient. Notre chanteur, qui compose tout, a un concept génial. Dans toutes les chansons, le même refrain revient, dans des gammes différentes, transposé, pervers, diaboliquement inséré. Paraît que ça crée une vraie transe. Une toune commence, les mains supplient et louent, folles, la bière revole partout, les bouteilles cassent, les murs et le plafond dansent, étirés, mous, suintants, le tempo s’aggrave, les accords progressent jusqu’au climax et soudain, le refrain vient, ça fait comme une incantation noire, les corps se cambrent, les yeux se révulsent et les arcanes luisent! […]

(juillet 2004)

PC3+4 (automne 2005)


Vorstelle


Le sept juillet dernier, notre nouvel ami Vorstelle se perd, et on le retrouve le lendemain, tout ça dans des conditions dignes d’être rites.


On est en session d’été, moi et ma petite gang, à l’UdeM. Vorstelle (prononcer Forschtèleu), un Allemand en échange étudiant, suit un cours avec Michaud, qui a un appartement près du campus. Au parc Kent, dès cinq heures, c’est spectacle gratuit, tentacule du Festival de Jazz – du hip-hop; un prétexte pour se saouler et fumer des joints. Le temps d’attente dans les files pour acheter de la bière va sûrement nuire à toute buvette honnête, sans parler des prix, donc nous voilà débutant à trois heures chez Michaud avec nos boissons personnelles. Pas de préparatifs sans assurances : on poursuit jusqu’à six heures, ce qui nous laisse facilement le temps de descendre, dépendamment, quatre à neuf grands verres de crus variés, et Vorstelle s’avère caleur hors-pair.


On commence à chanter, comme Sinatra, notre way jusqu’au site, dès six heures trente, dévalant la pente. La foule apparaît compacte et mouvementée. On s’assoit derrière, dans le gazon, point de rendez-vous avec d’autres, qui arrivent avec de nouveaux alcools achetés au dépanneur. Moi je rote encore, j’allume un gros cigare, j’en ai eu assez, mais Vorstelle continue d’absorber! C’est beau à voir : il a l’air maîtrisé.


Tout le monde est pété à huit heures, et c’est fou comme le temps passe dans ces moments-là, les heures se déroulent, je regarde ma montre parfois, je note la position des aiguilles mais j’enregistre pas ce qu’elles indiquent; il fait sombre, et il y a des lumières, une basse tonitruante depuis longtemps s’est changée en mantra lointain. J’ai fumé d’un joint. Tout le monde bouge, fait bla bla, des visages s’évoquent puis s’effacent, puis Charline arrive, de loin la plus belle fille, de proche c’est encore pire.


Vorstelle a du goût, c’est un romantique. Je le vois avec elle. Elle m’a dit depuis qu’il avait posé la tête sur son épaule à un moment donné – elle se sentait coupable. Mais on ne peut pas tout expliquer. Elle a été bien avec lui.

Vers dix heures Vorstelle pisse le long d’un arbre, près du trottoir sur Côte-des-Neiges. Quinze minutes plus tard je le revois. Il s’affale près de moi. Il me marmonne, avec une diction qui me fait travailler : « …c’est unglaublich, je suis amoureux… » Je perds le reste. Il se lève et ramasse son sac. Il passe devant les autres en titubant et baragouine des mots que mon ami Michaud, le seul qui a pu les comprendre, m’a rapportés : « C’est pas juste moi, a marche dans le coup. »


Je m’étonne, à vrai dire, de la qualité de son français, mais je n’ai pas enquêté.


J’ai revu, ainsi que les autres, Vorstelle le lendemain. Il avait complètement perdu la carte. Voici ce que je rassemble. Vers onze heures, convaincu que son chemin passait derrière la scène, Vorstelle se démenait encore à se frayer un passage dans la masse, rebondissant, coudoyé, pilé sur les pieds, repoussé et repoussé d’être en être, je l’imagine, sans orientation, plaqué sonné fouetté, oui monsieur Hamelin, dont l’ai lu Cowboy il y a exactement trois ans aujourd’hui (et c’est ce qui me rappelle tout ce fait divers), vivre c’est le pin-ball céleste si on a trop bu dans une foule en brute furie.


On a complètement oublié notre ami. À deux heures du matin, un peu dégrisés, moi, Patrick, Robert, Charline, Jared, et Michaud nous acheminons vers l’appart boire un dernier verre sur la terrasse, en face de l’université, et on se demande : Ouais, y est où Vorstelle? – Ouais, je l’ai vu la dernière fois y s’en allait, là… – On a perdu notre ami, dis-je.


Et on s’est couchés. Le lendemain, à une heure, nous avions tous le même cours. On s’en va au Pygmalion à midi, notre local étudiant au huitième étage, prendre un café, jouer aux cartes en attendant, et c’est là la surprise, on trouve Vorstelle assommé raide sur le sofa, tout habillé, tout croche, couché, en ouvrant la porte. Il a réussi à entrer dans l’université, à se faire déverrouiller la porte par un gardien de sécurité, mais surtout, surtout, saoul mort, il a remonté le quartier jusqu’à notre pavillon sans connaître les rues, sans rien, sans force articulatoire. Et veut-on en tirer un mot, il a tout oublié.

(septembre 2005)





Le cœur et l’écœurant


La plus fine indifférence, c’est sans doute chez un écrivain qu’on peut la trouver.


Voyez ce jeune homme que l’orgueil dévore. Il voit grand, puisqu’il a pour meilleur don d’être très observateur. Ainsi, il a du talent en toute chose. Il peut devenir un bon joueur de hockey sur glace. Il peut arriver à créer de beaux objets de ses mains. Il peut s’attaquer à la politique. En tout, il n’a qu’à observer les professionnels pour développer l’intuition parfaite quant à la manière de faire. En toute discipline, un peu de pratique le confirme dans son assurance de pouvoir s’imposer.


Mais ce n’est pas satisfaisant. Être, ce n’est pas ce qui l’intéresse. Comment se résoudre à devenir quoi que ce soit en particulier, quand tout le reste demeure accessible, à la portée d’autres directions de l’effort? Pour notre jeune homme, devenir en une chose, c’est disparaître en mille autres. Laissons-lui le temps d’éviter les écueils de la drogue et des cuites interminables en compagnie d’amis toujours moins nombreux, et retrouvons-le plus tard.


Voilà, notre talentueux désespéré a beaucoup lu, et il a bien observé les livres. Contrairement au cas de madame Bovary, que les lectures ont poussé à voir des princes charmants en des hommes médiocres, l’observation de la littérature a apporté une vraie révélation au jeune homme : il a compris qu’un écrivain pouvait dominer la réalité. Il a compris qu’un écrivain pouvait faire vivre chacune de ses aspirations dans la fiction faite vérité par le livre, et donc exister en mille choses tout en ne devenant maître que d’une seule : l’écriture.


Le brave homme ne tarda pas à découvrir les avantages de nourrir un tel projet. Plus besoin d’avoir aucune opinion sur quelle question que ce soit : « En tant qu’artiste, j’ai choisi de me tenir à l’écart des débats d’idées politiques[1] », dira-t-il. En fait, notre ami se mit à fuir systématiquement ses responsabilités, selon une attitude à laquelle répondait la nécessité créatrice. Vous imaginez que sa santé mentale dut se dégrader considérablement; mais, plus son caractère devenait lâche, plus son écriture se faisait puissante. Aujourd’hui, il est seul ainsi qu’un peu désolé, mais il s’accroche à son œuvre qui gagne sans cesse en fulgurance.


Il y a quelques temps, cet écrivain a tout bonnement avoué à sa compagne qu’il l’avait trompée un an plus tôt avec l’une de ses ex. Il a regardé passer l’orage sans rien faire pour l’atténuer. « Mais pourquoi, pourquoi as-tu fait ça? – Je ne sais pas… Franchement, je ne sais pas, » a-t-il répondu à la pauvre dévastée. Le soir même, seul dans l’appartement (elle s’était réfugiée chez sa mère), il s’est appliqué, avec fébrilité, à rendre la scène, qu’il conserve pour un roman à venir. Sa copine l’a quitté depuis, mais croyez-moi, le chapitre est magistral. – Quelle couillonnade! Quel manque de considération! – Attendez, vous n’avez rien lu.


Tout récemment, notre héros rentrait de boire un verre au pub Quartier latin, dans le noir, très tard un soir de semaine. Il marchait sur la rue Sanguinet, entre Ontario et De Maisonneuve – un coin triste, où il est peu recommandé de se promener seul à cette heure, malgré l’effervescence toute proche de la rue Saint-Denis. Soudain, il a entendu les cris d’une femme provenant de derrière un conteneur à déchets. Prudent, il s’est positionné de façon à voir ce qui se passait tout en demeurant à distance raisonnable. Une légère excitation le gagnait : les événements réels sont tellement inspirants. Des jeunes hommes, quatre ou cinq, malmenaient une étudiante. L’un deux tentait d’étouffer ses cris pendant que les autres la frappaient tour à tour. Il semble que le temps s’arrête dans des moments comme celui-là. Le sincère écrivain reste dans l’ombre, scrute avec de grands yeux, écoute attentivement chaque ahanement, chaque gémissement, chaque son sourd de coup et de souffle perdu. La fille se débat avec de moins en moins d’énergie, jusqu’à ses agresseurs se mettent à la déshabiller. Elle se cabre alors violemment, avant que celui qui la retient ne lui enfonce un coude sous le menton, après quoi elle ne fait plus que hoqueter et pleurer sans voix. L’écrivain est profondément remué par la brutale beauté du spectacle. Il y a quelque chose de fascinant dans le meurtre, comparable aux plus belles naissances de la nature. Avez-vous déjà vu, en accéléré, la métamorphose d’une chenille en papillon? Le splendide insecte s’extirpe du cocon glauque et s’envole dans un scintillement de couleurs. Le viol de l’étudiante est très long, répété par chacun de ses assaillants, sous le regard captivé de l’écrivain tapi. Il observe jusqu’à la fin. Il s’efforce de ne rien perdre de la scène : il remarque l’écho que font les reniflements du dernier violeur pendant qu’il rattache sa ceinture; les mouvements lents et brisés de la fille qui se retourne sur le sol. Une voix le tire de sa contemplation. « Hey! » – L’appel venait d’en arrière. Les violeurs se sont sauvés en courant dans toutes les directions, et l’écrivain en a profité pour quitter les lieux tranquillement. Il a pensé aller porter assistance à la victime – un peu par compassion (tout de même); beaucoup parce que ç’aurait complété son expérience – mais d’autres gens accouraient et il a jugé plus sûr de ne pas se mêler de l’affaire.


Lorsque l’écrivain vous donne ça à lire, en éprouve-t-il des remords? Bien sûr que non : ça ne sert à rien. Estime-t-il avoir mal agi? Franchement, je ne sais pas… Et ce n’est pas là la question. Quand l’écrivain vous procure de l’émotion – sentiments de fascination, de dégoût, de plaisir, de colère – il a rempli son rôle, il a réussi, il peut s’estimer satisfait; le reste, ce ne sont pas ses affaires. On va dire que c’est dégueulasse; on va même nier avoir été ému par l’horreur abjecte. Ouais, ouais, l’écrivain connaît ça. Il tient seulement à préciser que ce n’était qu’un brouillon : attendez le prochain recueil de nouvelles, ça va être écœurant.

(octobre 2005)



[1] Textuellement – ou peu s’en faut – c’est ce qu’a dit Alain Souchon à l’émission Tout le monde en parle du 13 novembre 2005. Note de l’auteur.

PC5-7 (février 2007)

Harder au travail


Un tuteur doit se tenir très droit. Moi, j’étais prêt à tout – aux tatas, aux tarés, aux trublions même; pas aux petites poules pulpeuses palpitantes, par contre…


— S’il te plaît. Fais-moi une pipe!


(Dessine-moi un mouton. Le petit prince est une salope.)


— Quoi?


— Non, rien. Tu me montres ton sexe? euh, ton texte?


Jutage et jonquilles. Je bronzais juste à la regarder. Je bronzais en sale. Elle puait le plaisir à me donner des contusions. Une fantasmatique latine d’origine, foncée, charnue, bouclée, percée, glabre – a-poils; impolie! – Moi, comme ça, devant la loi, je me tiens bien droit. Les foufounes serrées comme Vendredi sous les yeux maîtres, le cochon, dans les limbes du Pacifique. Vilaine! Je l’aurais grondée. Ne fais plus jamais ça! Pense avant d’agir! Cache ces seins que je ne saurais que pourlécher, mordiller, pétrir et secouer! Je vais t’apprendre les sens du verbe galvauder! Ferme-la! Ouvre! Obéis! Recommence!


— Quoi?


— Ton principe – je veux dire, ton participe… il lui manque un auxiliaire.


— Oups!


Ô, wow.


— Dis ça, encore?


— Oups?


You did it again!


Ha ha ha… On commence à bien s’entendre.


*


Katerina Yataco Sanchez. Un nom qui se dit sans que les lèvres se touchent.


La première fois, il fallait lui faire signer un formulaire de consentement. – Je m’engage à me présenter à l’heure aux rencontres. – Je m’engage à effectuer le travail demandé chaque semaine; etc. – Au bout de chaque ligne, elle devait apposer ses initiales. Elle n’en mettait que deux : KY; KY; KY; KY; KY; KY; KY –


Ké, why …?


Je suis un aspirant professionnel de l’éducation au collégial. J’ai tout mon temps et certainement beaucoup d’occasions futures si je veux polluer mon cévé, voire briser ma carrière.


Mais peut-être que je suis trop peureux. L’affaire, c’est de savoir fourrer le système.


*


« Le dernier livre que j’ai lue et que j’ai beaucoup aimée c’est l’histoire Folle celle d’une jeune femme qui d’urgente veut réglée ses problaimes avec son amoureux que regarde la porno sur l’internet… »


À tout hasard, elle féminise tous ses participes, la vlimeuse. Et pas de virgules, vas-y, n’arrête pas; sans retrouver ton souffle, ma belle; en apnée, Katerina; lâche pas…


— Ça prend du rythme, et faut que ça coule. Tu comprends? Je peux t’expliquer plus en détails, si tu veux. Non? Tu le sens bien? Excellent.


« Nelly Arcan parle du sexe beaucoup… »


(Passionnément ou pas du tout.)


« …dans se livre… »


(Livre-toi. Délivre-moi.)


« …que la pervercitée ou elle hose allée ait profondément, encrée… » –


Voilà. T’as tout compris. Profond. Dément. Pervers. Cité. Oui. Allez. Viens-t’en. On y va.

(février 2007)





Power to the struggle


Henri m’a envoyé me faire chier.


« Don! Je t’ai eu un stunt!


– Yeah !


– Tu vas aller aux H.E.C.


– Ah, tabarnaque! »


Des fois, c’est pas plaisant.


*


Chu un gars de même, moi. Faire l’homme-sandwich, oui ; aux H.E.C., pas de gaieté de cœur. Pas de gaieté de cœur.


Faut dire, c’est vrai, que les filles sont tchicsy, là, mais… cibole! avec une pancarte dans le cou pis le logo du Supermercado qui te bat le cul : pas sûr. Pas fort sûr. Pas trop trop. Y a juste moi qui va comprendre la farce. Genre.


*


Envoie, envoie. Arrache-z-en. Je me suis pogné avec un méchant gros cave. En plus, un osti de… – en tout cas, là, du monde de même. Propre, propre, propre, le cheveu ras, la barbe stylisée au millimètre près, quatorze téléphones, iPods, accessoires dans ses poches, un gros diamant sur l’oreille, une chaîne en or, pis surtout pas de courtoisie envers les minus qui ont pas l’air d’avoir une Acura de l’année comme lui.


Je tournais en rond devant le pavillon, à la recherche de l’attitude, je venais juste d’arriver quand, en reculant, le pied levé, instable, la bouche en O, j’ai percuté le gars, qui devait pas plus regarder que moi où il allait. « Scusez », j’ai dit, les sourcils dressés devant son sérieux.


« Chienne. »


Ah! ben…


Je restai férocement sans le mot. Pas pour longtemps. Me faire dire « chienne », ça me dérange pas, mais pas avec ce mépris-là.


« Osti de… de Maghrébin! Bâtard! »


La bobine a rembobiné. Jusqu’au moment où il était de retour devant moi, beaucoup plus gros que de loin. Il a haussé les épaules, doigts écartés, l’air farouchement déçu, en découvrant ses dents. – Oui, il y en avait une en or.


Il m’a demandé de répéter une bonne copule de fois avant de faire le geste d’épousseter ses bras de manteau de façon à faire croire qu’il relevait là un défi intense avec brio. Après, il m’a parlé longtemps : de ses pères, de son clan, je pense, de sa sœur… Non, sa sœur, ça, c’était moi – je me suis fermé les yeux et bouché les oreilles, mais rien ne s’est passé. J’ai repris contenance, pour voir qu’il avait sorti son téléphone et appelait quelqu’un. Fallait le faire.


J’ai dit : « Hey! » J’ai pointé en haut vers le bâtiment, puis en descendant, vers lui, et j’ai dit, fort : « FUCK YOU ALL » –


Non, j’ai pas fait ça. Mais ça me tentait. Sauf que j’aurais eu l’air foncièrement bête, entre mes pancartes publicitaires.


Un grand Noir, qui passait, a ri, mallette en main : « Hé, mon f’è’e! Tu fais des heu’es supplémentai’es? » – J’exagère, il disait assez bien ses R. Mais j’ai pas saisi :


« Ouin, c’est ça, je m’offre un extra », j’ai dit. L’autre, le Maghrébin, s’était éloigné lentement, il gesticulait en parlant, il avait l’air de bonne humeur. Le Noir m’a semblé d’origine africaine, avec son accent et ses traits. Il me rappelait une merveille sénégalaise, terrible avec un ballon – qu’il contrôlait comme par télékinésie – avec qui j’avais joué une fois dans un parc, l’été d’avant ; après la partie, il était venu avec nous boire une bière et nous avait montré comment les Sénégalais – j’ignore s’il généralisait – font un geste du bras qui veut dire, si mon souvenir est bon : « dans mon cœur, mon frère » – deep in my heart.


« Je c’oyais pas que ça existait enco’e, les hommes-sandwich », s’est-il amusé.


« Ouin, je pense ben être le dernier », j’ai soufflé, traînant.


Il a pris une espèce de pose en frottant ses doigts d’une main ensemble, au ralenti, en regardant sûrement, songeur, la lune blanche et pâle dans le jour plein bleu d’août en haut, au-dessus de moi.


Il a éclaté de ‘i’e :


« Un de mes amis a déjà fait ça, l’homme-sandwich. »


Il m’a cligné de l’œil, et m’a fait ce geste du bras, levé, le coude fléchi, poing fermé, se frappant le cœur une fois : « Peace! »


*


Henri m’a envoyé me faire chier.


« Don!


– Ouin?


– Je t’ai eu…


– …un stunt, ouin.


– C’est ça.


– Yeah! »


Il m’a envoyé à un party de droit…

(février 2007)





Mado Saso


« J’ai pas de cellulaire. Je conduis les lumières éteintes. J’ai pas de tableau de bord de ma vie », me dit Sammy. « D’accord », je dis. –


Il m’a demandé, une fois, de l’appeler Sammy. – J’y pense, comme ça, avec un y. – Et deux m. – Moi, je lui ai rien demandé. –


Sammy (– je lui avais encore jamais parlé, alors –) dansait. L’air dans sa tête – … Indifféremment : wow. Être une toune, j’aimerais ça de même. Épousé, à la perfection, le beat. Ou presque; – pratiquement. Pour dire. Pour le meilleur… – Avec le pire même mieux que bon. Je raffole.


J’étais proche du bar, last call dépassé pour l’alcool mais je commande; je me pose, d’une fesse. Je m’accoude. D’où qu’y sort. Depuis plus d’une heure, j’aurais dû le voir; c’est pas un donjon étagé, à couloirs; c’est grand, mais ça s’embrasse du regard. – La taurine, – va me pourvoir. Mon effet, – s’amenuisait. – Au bar – entendant le tonique – :


« Vous pouvez me le garder? » –


Dehors, fumer, une cigarette. Avec basse. Étouffée. Le son nightclub, l’hiver. Au ras du trottoir. Vibre pas fort. Assez –. J’ai jeté à moitié fumée. –


J’ai su son vrai nom, depuis – en fait je l’avais toujours su – enfin, depuis longtemps – : Samuel Da Sousa. – Mais ça change pas grand-chose ; je veux dire, ça précise rien. À part son nom de scène – le lien, avec. Anagramme phonique. Le fun. – (…Le fun de pied en cap – « C’est une île […] c’est une… » –, sans queue ni tête, à pleines mains, à vue de nez…) – Ouf!


Je reviens direct au bar et je cale. Le goût de fumer me reprend mais; passe. – Cocaïne… –? J’aurais dit oui. J’en avais pas besoin. Doux faible pour l’assez crade passe une faim douloureuse d’amour. – Regarde-moi ça. – Je regarde, au fond de la salle, la première fois depuis fumer : – C’est ça que je veux.


Attention, je m’en viens.


C’est pas un gars –. C’est pas une fille. – La première impression. Dubitable.


Je le savais.


J’avance dans l’espace, dans le groove pur, avec flashs, et tourbillons de traces de lumières pointues et floues, comme divin. Je le sens. Ça, c’est bien. Ça manquait de moi dans mes parages. Pour bien faire. Pas trop tard – non. Mais, oh! – oui. Ç’a paru. – Je l’en eus averti.


À danser, ça se trame – intrication, au sein d’une bonne trame. On compose des odes gestuelles à tout hasard. Me fait soudain presque dans l’oreille : « Attention, baby, je suis grave. »


Je détraque pas – dans la trame.


« Tu me rassures. T’sais… Tu me revenais. » – C’était, pour moi, glose, va, toujours, ça s’appelle on baise toute la nuit, baptême! – Le DJ pouvait faire des breaks, on se faisait pas faire marcher – olé. Cantique à deux standing solos new wave, mixé. Dehors


je marchais maintenant avec Mado – subtilement, miracle –; (pas la Montréalaise diva célèbre : une rivale nouvelle, prétendante, assez go-getter, mille mercis – infiniment) sans sa perruque rose à brillants – sortie en civil – mais elle, elle dort pas dans le coffre à fripes. –


« “Mado Saso”, Sam, come on… » C’est pas brave. C’est assez cheap; facile… Juste de l’outrage. T’sais… – « Ah bon? » Son visage, peu loquace ; attend la suite. D’autorité. – « Tiens, je t’en suggère un – qui garde ton système : “Dosa Soma”. » –


Tout ça, ç’aurait été sa réaction, à ma critique, si je l’eus faite, qu’elle m’a dit, et ma suggestion –; il aurait souri : « Attends. Tu vas m’en donner un autre après cette nuit », selon lui. –


« Mets-toi ça dans le nez. » Un manche de stylo bic ; la pointe avec son tube, la capuche et l’embout, jetés. Dans la rue. « Oké. Là-dedans, le tuyau. Aspire. » – Je sniffais de la poudre en marchant, bien sage. Livré aux arguments


« Pose ton cul, là. » – « Ça, enlève ça. » – Pas un geste. Ne me réponds pas. On me voulait comme une bête. Le super cinéma! – « Ferme-la. » – « Ne prononce : rien. »… Ses pouces, enduits au préalable, ont touché mes bouts à l’air, en ont fait le tour. Ils m’ont enfoui les centres durcis, en boule, jusqu’au creux des muscles. Ont roulé. J’avais le droit de râler. Le reste, – légende. Ça promettait; ç’a tenu parole – mais pas sa langue; ça ni rien. –


« Le matin? Ah! – làlàlà… C’est désastreux –


– Quoi?


– … j’en veux encore… » –


Je lui en ai pas trouvé, d’autre pseudonyme. Garde “Mado Saso”. Ou “Soma”. – Pas besoin d’écrire “Fleur” sur les fleurs. – Écrivons “Gouache” sur les sources des Alpes! – Signons ici de mon nom de baptême.

(février 2007)

PC8-11 (février 2008)


Dépersonnes


Je me réveille. Je m’appelle Stéphane Ranger. Tu fais un pas de côté : tu dérapes; tu mets un pied devant l’autre et tu vas.


Googlé mon nom juste pour voir: je tombe sur ce site, « Appellation d’écrivain contrôlée », faut le faire! - belle gueule, tout de même. Un beau poème vicieux.


Mais je ne me souviens pas d’avoir fait quoi que ce soit qu’il y a là. Je consulte « ma » bio, pour voir: c’est la bonne histoire, sauf qu’elle me semble avoir été écrite par quelqu’un d’autre.


Est-ce que je savais comment partir ça, moi, un blogue?


Ça me fait penser, au cégep, un gars, l'air de rien, et rien, en fait, mais plein de surprises à rendre mal-à-l’aise, comme la trouvaille d'une mèche folle sur sa tête, aux toilettes, les mains sous l’eau, devant le miroir, quand le party fait rage, où on ne connaît personne de toute façon, mais.


Édition spéciale: « Je suis Réjean Ducharme » en grosse police rouge, pleine page – pour amuser les étudiants; les cultivés, s’entend – et c’est la face de Julien Poulin qu’il y a dessus, sa face qui remplace la vraie, floue comme le reste de la photo, celle, bien connue de ceux qui savent, l’une des seules, où on voit Ducharme (si c’est vraiment lui) debout dans la neige et sur le point de bûcher du bois, ou non.


Marc Dorais, collaborateur régulier, PhotoShopper expert et, à ce titre, responsable officieux de la une, avait réalisé cette farce. J’appris quelques mois plus tard, de son propre aveu, qu’il ignorait absolument tout de notre écrivain mythique – son œuvre, sa personne publique inexistante, ce qui se sait quand même de lui : rien.


Je me suis depuis longtemps demandé s’il n’y avait pas des doubles derrière tous ceux qui se pavanent, l’air plein d'aise à faire ce qu’on ne leur accorderait pas sans confession.


En rafraîchissant la page, un changement : nouveau commentaire. Je clique, voir : deux lignes, c'est signé Stéphane Ranger, c’est quoi? C'est signé de mon nom. Je clique « page précédente », je rafraîchis, je reviens voir: le commentaire a reçu une réponse de : Stéphane Ranger.


Je retourne lire Bret Easton Ellis.

(février 2008)





Automates schizophrènes


C’est pas le marché indépendant le plus petit qu’on s’imagine, où je travaille, mais c’est tout comme : douze résidents dedans qui coursent, et c’en fait cinq à la caisse – aux deux caisses – et ça fait un party maison.


Celui qui m’a salué en entrant après avoir attendu de pouvoir me regarder dans les yeux était drôle. Genre nerveux, exaspérant, sûr – j’ai connu un vendeur de pot au secondaire avec un regard de même, et le jeu de scène de celui qui brasse tout le temps des affaires, les deux pieds dedans.


Il s’adresse à moi comme si on était complices.


LOL


Chaos total, branle-bas de combat : lait, jus, sauce tzatziki de bonne marque, fromages, viandes froides, nouilles chinoises et denrées en vrac assaillent, vague après vague, mon espace à portée de mains, sans compter la balance qui se rend, tassée sous les fruits et légumes.


Il y a du délai quand Interac signale – vieille technologie. –


C’est approuvé, mais le papier sort pas. Je regarde : rien de jammé.


« C’est la machine, qui est…?


– Ouais, c’est les machines, qui sont… »


Je remarque le dernier client du rush, de dos, devant moi, quand il se retourne pour me prendre à témoin –

…de quoi?


« C’est bon, mon ami? »


What ever!


Le propriétaire qui fait des heures le soir est là, il s’occupait des asperges – un grand et gras Noir anglophone qui marche et bouge, comment dire… extrêmement lentement, mais qui gère bien son affaire. Mon ami lui lance des clins d’œil en rempochant son wallet, one man show :


« Merci, merci, mon ami, thank you; God bless you, sir. Thank you, mon ami… »

Je suis rendu sur mes coudes, nonchalant, je respire un peu. Sursaut en s’en apercevant, que je l’observe par en-dessous, presque :


« Wo-oh! » qu’i’ fait, « Y a des serpents dans le jardin! »


Je serais content pour lui si je pouvais confirmer… Mr. Brown n’a pas bougé, de trois-quarts, d’un œil, semble surveiller. Moi, j’ai l’air de quoi?


Un autre rush.


Ça me ramène à l’esprit… Magasin look facile, un couple entre, le gars fonce, la fille : « Y a-tu quelqu’un qui a appelé un taxi? » – Dehors, un taxi; c’est pas le mien : fuck off. Mais c’est le sauf-conduit : le gars revient, pressé, veut se faire rembourser un deux litres de sauce tamari, supposément acheté, qui deux secondes avant ornait les tablettes au fond; le fils Brown s’en mêle; DEHORS! – menaces de représailles, de part et d’autre…


Le calme est revenu. Je demande à Nell, d’une caisse à l’autre :


« Nell! As-tu eu un client qui faisait des problèmes? Celui qui était… »


Non.


« Non… »


Rien.


Celui qui… – « Celui qui avait l'air… »


Non. Oublie ça. C’est p’t-êt’ juste moi, qui…

(février 2008)





Emmanuel Danger!


Pendant une minute, une minute complète, j’y ai cru. L’hiver est froid; je pensais avoir des visions, mais l’improbable m’a paru vrai.


La dernière fois que j’avais entendu parler d’Emmanuel Danger, c’était… c’était quand, déjà? – en tout cas, je l’avais plutôt entendu parler, derrière moi, sans le voir. Il avait surgi de nulle part en file d’attente au guichet. « Salut, bouge pas », m’avait-il glissé à l’oreille en m’enfonçant quelque chose de pointu dans le dos. C’était comme un rêve.


« Emmanuel Danger! C’est toi? Ça fait un bout de temps…


– Oui. J’existe encore, comme tu vois – …ou ne vois pas. »


Sacré folantin, va.


Notre rencontre avait été brève. Ne souhaitant pas l’écourter d’avance, je n’avais pas fait cas de son attitude, sachant que cela n’était, au fond, d’aucune importance. Je lui dis que je créais encore et que je ne l’avais pas oublié, loin de là. Mais surtout, j’en profitai pour lui demander des nouvelles de Carlson – choses, par nature, toujours pleines de péripéties.


« Carlson! Ah! Un vrai drôle, ce gars-là. J’en ai une bonne pour toi, justement. »


En me parlant, il avait retiré de mes côtes l’objet contondant – ou son pouce, si ça se trouve; j’ignore toujours c’était quoi.


« Je l’ai revu, Carlson, avec un peu d’espoir, je l’avoue, l’autre fois. L’été passé. Il m’avait recontacté. Je t’avoue aussi que son invitation me tentait pas tellement. La dernière fois, il s’était effondré pour la nuit, soûl mort, sur son divan, à neuf heures et quart, en me laissant seul, plein d’horreur de moi, au milieu du vortex des pires affres lavalloises. Ça fait que je l’ai convaincu de peine et de misère de faire un contemporain de lui-même en venant en ville s’il voulait me voir. Comme ça, au moins…

– Il est venu? » l’interrompis-je.


« Oui, il est venu, mais, comme il fallait m’y attendre, non sans avoir, monsieur prévoyant, fait escale deux fois vider une copule de bocks pour se donner de l’entregent.


– Classique.


– Après, au début de la soirée, il s’est vanté d’aller mieux, de se sentir sur le point d’aboutir, de peut-être être en amour aussi… Ça lui faisait du bien. D’en parler, je veux dire. Pis, il avait plein de projets – comme toujours – trop nombreux et complexes pour passer le test du lendemain de veille encore; mais je le comprends un peu : c’est pas facile de se sortir d'une merde où on s’est jeté soi-même, avec fierté en plus de ça. »


Ça commençait à faire déjà-vu.


« L’anecdote principale, » avait poursuivi Emmanuel, « c’est après ça. »


Danger me conta comment Carlson s’était évanoui soudain dans la nuit, sorti acheter des cigarettes sans revenir, et comment, vingt heures plus tard, il l’avait rappelé pour s’excuser, dire qu’il avait cherché de la coke, s’était fait crosser par un gros cave, était passé prendre un plateau de shooters pour la peine et avait tout oublié du reste, à part s’être retrouvé à un moment donné dans un parc, cherchant la sortie, pour se réveiller le soleil dans les yeux au coin de Mont-Royal et d’une rue quelconque dans un tas de boîtes pour le recyclage avec le pardessus déchiré, ainsi que les jeans à la hauteur de la cuisse.


Je traversais tout à l’heure le parc Lafontaine en repensant à tout ça. Deux minutes avant, c’avait été l’apparition : au coin de Papineau et de Rachel, un cycliste avait surgi en trombe dans le vent froid, sous les lampadaires. Son vélocifère avait belle allure, celle d’un outil de bravade; le jeune homme, debout sur ses pédales en freinant pour guetter le trafic, était tout en bleu marin, vêtu d’habits typiques des messagers sur deux roues, et portait un casque de moto noir. Ses gants, en cuir, eux, étaient rouges.


Pendant une minute, je me suis dit : je viens de voir là Emmanuel Danger.


Ce que j’avais oublié, pendant cette longue minute, c’était que Danger ne pouvait plus faire de vélo depuis son accident de l’automne 2006, dans la côte de St-Denis : sa jambe s’était mal réparée et, quand il ne s’obstinait pas à trotter quand même en béquilles dans les rues, il suivait l’avis de la physio et spinait sur quatre pneus maintenant. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit.


Les songes dont ce fallacieux aperçu m’a criblé m’ont suivi dans le parc, assez pour me perdre. J’avais traversé Rachel, en direction sud-ouest, pour rentrer chez moi, et je piquais dans le parc en diagonale. Arrivé à ce que je croyais être l’Avenue, nord-sud, du parc Lafontaine, j’ai tourné à droite, pensant marcher jusqu’à St-Hubert; mais ce que j'avais pris, en émergeant, pour le terre-plein de l’Avenue susdite était en fait celui qui apparaît quelque part sur Rachel, et j’avais remonté vers le nord, d’où je venais. J’ai dû lever des yeux désorientés sur les panneaux, croyant être presque rendu, pour trouver : Avenue du Mont-Royal / De La Roche.


Cibole, je me retardais.


Pas grave. J’ai fait demi-tour et j’en ai profité.

(février 2008)





Entre ciel et terre


Il fallait le faire, vers la fin du 19e siècle, pour s'obstiner à imaginer des engins volants et surtout pour y monter après les avoir réalisés. L'histoire des débuts de l'aviation est plus riche en échecs létaux qu'en réussites. Certains téméraires, hurluberlus riches - ou des combinaisons des deux - ont fait des bassesses, sur l'échelle de la sécurité, pour atteindre les hauteurs atmosphériques, à la recherche de gloire, avec des résultats qui n'étonnent pas. Pendant que les frères Wright, en Ohio, y allaient de prudence, développant leurs techniques lentement mais sûrement dans le secret, autant pour ne pas se brûler en même temps que les étapes - ils avaient d'ailleurs pour résolution de ne jamais tenter un vol ensemble afin d'éviter, le cas échéant, une tragédie double pour la famille - que dans le but légitime de protéger leurs acquis, eux qui faisaient de leurs travaux acharnés menés en marge de leurs activités alimentaires (une shop de bicyclettes) l'investissement d'une vie; pendant ce temps ainsi, d'autres, beaucoup plus irréfléchis, osaient installer dans leur hâte sur des prototypes à l'aérodynamique approximative et non suffisamment testés des moteurs puissants qui abrégeaient éventuellement leur retraite avec fracas. Les frères Wright, à la fois illuminés (il fallait l'être), scrupuleux ingénieurs amateurs et développeurs patients et obstinés, faisaient des tests avec une soufflerie (wind tunnel) maison, produisaient leurs propres pièces mécaniques et menaient de longues mises à l'épreuve de leurs planeurs, les tenant comme des cerfs-volants, avant d'envisager y grimper tour à tour et avant même de songer à y installer des moteurs.


Grâce à leur persévérance et leur minutie, ils en sont venus à échafauder les bases théoriques, encore valables aujourd'hui, de l'aéronautique. Finalement, l'essentiel était - comme le sont, de réputation bien méritée, les grandes lois scientifiques - d'une simplicité remarquable. Il fallait qu'un aéroplane puisse être contrôlé selon les trois axes de l'espace tridimensionnel et cela indépendamment: l'axe vertical (dit "de lacet": descente et remontée du nez), l'axe horizontal (ou longitudinal: direction à droite et à gauche, sans basculer, donnée par l'aileron vertical de la queue) et l'axe de roulis, autour duquel le corps de l'avion pivote pour opposer correctement la résistance des ailes à la masse d'air lors des virages. Avant que ce principe fondateur ne fût établi, les tentatives pouvaient sembler convaincantes mais immanquablement la défaillance survenait.


Les frères Wright ont finalement réussi à voler sans périr, et un demi-siècle plus tard, les mastodontes commerciaux de ligne dominaient les airs, cela après l'ère farouche des cavaliers du ciel des grandes guerres s'affrontant en duels et bombardant l'ennemi.


*


Quand je fus conçu, mes parents habitaient le haut d'un duplex dans un vieux quartier du nord de Laval. Le propriétaire, Jean-Marie, occupait, avec sa femme Rolande et leurs quatre enfants, le logement du rez-de-chaussée comprenant un demi-sous-sol. Une famille de joviaux vivants sans prétention et friands de fête, subsistant sous la discipline de la reine du foyer avec la location du deuxième et le salaire du bon géant Jean-Marie, mécanicien de métier. Mon père avait conclu une entente raisonnable avec lui suite à la recommandation de mon grand-père, qui avait un garage et le connaissait bien.


Rolande était un menu brin de femme qui avait dû, dans sa jeunesse, être une sacrée petite créature toute pimpante et palpitante, le genre de bombe d'énergie à ne s'épanouir que dans l'alliance avec un colosse au coeur tendre comme Jean-Marie. Dans mes souvenirs, elle est plutôt raide et jaunâtre, sans vraies dents, la voix sablonneuse, fumant sèche sur sèche, mais elle est encore drôle et n'a pas sa pareille pour descendre un rum n' coke en chantant:


"Il faut se mouiller la luette, lon la

Et aussi la brimbale!"


Mon père, chansonnier amateur, qui jouait autour du feu, en famille, à la guitare, un répertoire personnel d'excellents morceaux de l'époque, était vite devenu la coqueluche des nuits de jour de l'an chez les Brisebois. Nous avons fait partie, petite famille neuve, de la famille étendue pendant longtemps. Et, entre deux chansons, toujours, lâchant tout incessamment, Rolande assurait le support en commençant, de son accent du Lac-Saint-Jean, vite suivie :


"Après une chanson - voyons donc! voyons donc! -

Après une chanson il faut boi-ââââ-re!..."


Je n'ai pas revu Jean-Marie en vingt ans - j'ignore même s'il est mort ou quoi - mais je me rappelle l'histoire - contée au fil des ans, entre oncles et tantes. Je me souviens aussi clairement avoir vu de mes tout jeunes yeux la chose que patentait le bonhomme, à temps perdu, dans son atelier de fortune au sous-sol.


Je dis "à temps perdu" parce que l'aventure dura plus de quinze ans.


L'avion n'avait pas encore d'ailes et ressemblait à un jeu de meccano géant, d'aspect moins qu'engageant, carcasse de tôle et de boulons.


Un beau jour, adolescent, plusieurs années après que se fût éteinte la vivacité de ces souvenirs, pendant lesquelles j'avais vécu ailleurs sur l'Île-Jésus, sur la Rive-Nord, en banlieue de Québec et encore sur la Rive-Nord, j'apprenais de mon père, au détour d'une jasette, que l'avion de Jean-Marie était fonctionnel et lui servait de temps à autres à braver la monotonie de sa retraite, les enfants partis, grands, et la vieillesse pour seul avenir. Rolande, elle, continuait à fumer ses cigarettes et refusait d'approcher l'engin, rechignant même à en entendre parler.


Pendant toutes ces années, Jean-Marie avait suivi des cours de pilotage à rabais et usé jusqu'à la reliure ses ouvrages de mécanique spécialisée sortis d'un autre âge, si bien qu'à proprement parler, l'avion tout neuf, fraîchement baptisé, était déjà presque obsolète avant de pouvoir décoller. Mais qu'a la mode à voir là-dedans, quand le cœur s'est emballé, quand les essais sont concluants et survoltent, quand il serait si dommage de reculer? L'avion était tout de même certainement plus évolué que la meilleure réalisation des frères Wright au siècle précédent. Aussi, Jean-Marie ne volait qu'accompagné, avec une veste de sauvetage, aux abords de lacs peu fréquentés et bien profonds, en été.


À chacune des rares fois où les Brisebois survenaient dans les conversations familiales, j'intervenais pour demander à mon père, un peu en guise de preuve d'intérêt de la part d'un ado infesté d'apathie comme il se doit, si le bon gros Jean-Marie avait continué ses ballades entre ciel et terre.


La réponse était oui.


Jusqu'au jour où l'anti-surprise m'arriva.


Après tout, les petits avions d'amateurs ont la statistique dans les pales. S'il est plus probable de périr sur les routes qu'en vol nolisé, c'est que les risques de collision y sont plus grands et que, excluant de relativement rares défaillances majeures, les boeings, par leur gigantisme, composent bien avec les turbulences - cela sans compter l'expérience et l'assistance dont jouissent les pilotes et qui font défaut à bord d'un Cessna. À bord d'un Cessna, quand on perd l'équilibre, ce n'est pas comme trébucher dans le gazon.


La mort de Marie-Soleil Tougas avec son ami cinéaste, pilote amateur chevronné, Jean-Claude Lauzon, dans un écrasement en montagne suite à des bourrasques virulentes était déjà vieille nouvelle quand, il y a deux ou trois ans, mon père me répondit un jour, son visage s'animant tout spécialement à mon enquête, que, non, Jean-Marie ne faisait plus d'avion:


"Il faut que je te raconte ça!"


Au fond, il y avait peu à dire.


Mon père tenait son information, déjà datée alors, de seconde main - mais ça ne changeait rien à l'histoire.


À force de prendre de l'assurance, Jean-Marie avait pris les airs seul, une matinée de juin, sous le soleil tendre d'un jour s'annonçant calme et déjà chaud. Une manœuvre mal complétée - ça n'en prend qu'une - l'a jeté soudain en mauvaise posture par rapport au vent et l'a fait décrocher.


Quand un avion «décroche», s'il est assez haut dans le ciel, il peut utiliser la vitesse acquise en chutant pour reprendre appui contre l'air et se redresser. Ce ne fut, malheureusement, pas le cas.


Bien qu'il tenta tout, Jean-Marie, qui n'abusait pas assez de l'altitude, s'écrasa spectaculairement devant la foule muette et aveugle des chalets riverains endormis, qu'il réveilla dans une stridence de vitres brisées, d'ailes qui déchirent et d'hélice qui fend l'air en ricochant.


Les yeux écarquillés, sirotant avec un délice vaguement coupable mon absence de véritable étonnement, chanceux dans la distance que j'avais face à l'événement, j'ai laissé mon père achever:


« Il est tombé dans le lac - rien de sérieux. Ah! Mais l'avion était bon pour la scrap! Une chance qu'il volait au-dessus d'un lac, sans ça il aurait pu se faire mal en maudit...


« Il s'en est tiré avec une couple de contusions; des côtes fêlées, je pense; mais rien de cassé. »


Et, depuis cet accident, Jean-Marie, qui avait passé la plus grande partie de ses quarantaine et cinquantaine à poursuivre son ambition exemplaire, n'est jamais remonté en avion.


J'ignore si Rolande vit encore, si Jean-Marie est mort aujourd'hui; je n'ai plus questionné mon père à leur sujet par la suite. Mais l'histoire exigeait d'être écrite.

(février 2008)