Vorstelle
Le sept juillet dernier, notre nouvel ami Vorstelle se perd, et on le retrouve le lendemain, tout ça dans des conditions dignes d’être rites.
On est en session d’été, moi et ma petite gang, à l’UdeM. Vorstelle (prononcer Forschtèleu), un Allemand en échange étudiant, suit un cours avec Michaud, qui a un appartement près du campus. Au parc Kent, dès cinq heures, c’est spectacle gratuit, tentacule du Festival de Jazz – du hip-hop; un prétexte pour se saouler et fumer des joints. Le temps d’attente dans les files pour acheter de la bière va sûrement nuire à toute buvette honnête, sans parler des prix, donc nous voilà débutant à trois heures chez Michaud avec nos boissons personnelles. Pas de préparatifs sans assurances : on poursuit jusqu’à six heures, ce qui nous laisse facilement le temps de descendre, dépendamment, quatre à neuf grands verres de crus variés, et Vorstelle s’avère caleur hors-pair.
On commence à chanter, comme Sinatra, notre way jusqu’au site, dès six heures trente, dévalant la pente. La foule apparaît compacte et mouvementée. On s’assoit derrière, dans le gazon, point de rendez-vous avec d’autres, qui arrivent avec de nouveaux alcools achetés au dépanneur. Moi je rote encore, j’allume un gros cigare, j’en ai eu assez, mais Vorstelle continue d’absorber! C’est beau à voir : il a l’air maîtrisé.
Tout le monde est pété à huit heures, et c’est fou comme le temps passe dans ces moments-là, les heures se déroulent, je regarde ma montre parfois, je note la position des aiguilles mais j’enregistre pas ce qu’elles indiquent; il fait sombre, et il y a des lumières, une basse tonitruante depuis longtemps s’est changée en mantra lointain. J’ai fumé d’un joint. Tout le monde bouge, fait bla bla, des visages s’évoquent puis s’effacent, puis Charline arrive, de loin la plus belle fille, de proche c’est encore pire.
Vorstelle a du goût, c’est un romantique. Je le vois avec elle. Elle m’a dit depuis qu’il avait posé la tête sur son épaule à un moment donné – elle se sentait coupable. Mais on ne peut pas tout expliquer. Elle a été bien avec lui.
Vers dix heures Vorstelle pisse le long d’un arbre, près du trottoir sur Côte-des-Neiges. Quinze minutes plus tard je le revois. Il s’affale près de moi. Il me marmonne, avec une diction qui me fait travailler : « …c’est unglaublich, je suis amoureux… » Je perds le reste. Il se lève et ramasse son sac. Il passe devant les autres en titubant et baragouine des mots que mon ami Michaud, le seul qui a pu les comprendre, m’a rapportés : « C’est pas juste moi, a marche dans le coup. »
Je m’étonne, à vrai dire, de la qualité de son français, mais je n’ai pas enquêté.
J’ai revu, ainsi que les autres, Vorstelle le lendemain. Il avait complètement perdu la carte. Voici ce que je rassemble. Vers onze heures, convaincu que son chemin passait derrière la scène, Vorstelle se démenait encore à se frayer un passage dans la masse, rebondissant, coudoyé, pilé sur les pieds, repoussé et repoussé d’être en être, je l’imagine, sans orientation, plaqué sonné fouetté, oui monsieur Hamelin, dont l’ai lu Cowboy il y a exactement trois ans aujourd’hui (et c’est ce qui me rappelle tout ce fait divers), vivre c’est le pin-ball céleste si on a trop bu dans une foule en brute furie.
On a complètement oublié notre ami. À deux heures du matin, un peu dégrisés, moi, Patrick, Robert, Charline, Jared, et Michaud nous acheminons vers l’appart boire un dernier verre sur la terrasse, en face de l’université, et on se demande : Ouais, y est où Vorstelle? – Ouais, je l’ai vu la dernière fois y s’en allait, là… – On a perdu notre ami, dis-je.
Et on s’est couchés. Le lendemain, à une heure, nous avions tous le même cours. On s’en va au Pygmalion à midi, notre local étudiant au huitième étage, prendre un café, jouer aux cartes en attendant, et c’est là la surprise, on trouve Vorstelle assommé raide sur le sofa, tout habillé, tout croche, couché, en ouvrant la porte. Il a réussi à entrer dans l’université, à se faire déverrouiller la porte par un gardien de sécurité, mais surtout, surtout, saoul mort, il a remonté le quartier jusqu’à notre pavillon sans connaître les rues, sans rien, sans force articulatoire. Et veut-on en tirer un mot, il a tout oublié.
(septembre 2005)
Le cœur et l’écœurant
La plus fine indifférence, c’est sans doute chez un écrivain qu’on peut la trouver.
Voyez ce jeune homme que l’orgueil dévore. Il voit grand, puisqu’il a pour meilleur don d’être très observateur. Ainsi, il a du talent en toute chose. Il peut devenir un bon joueur de hockey sur glace. Il peut arriver à créer de beaux objets de ses mains. Il peut s’attaquer à la politique. En tout, il n’a qu’à observer les professionnels pour développer l’intuition parfaite quant à la manière de faire. En toute discipline, un peu de pratique le confirme dans son assurance de pouvoir s’imposer.
Mais ce n’est pas satisfaisant. Être, ce n’est pas ce qui l’intéresse. Comment se résoudre à devenir quoi que ce soit en particulier, quand tout le reste demeure accessible, à la portée d’autres directions de l’effort? Pour notre jeune homme, devenir en une chose, c’est disparaître en mille autres. Laissons-lui le temps d’éviter les écueils de la drogue et des cuites interminables en compagnie d’amis toujours moins nombreux, et retrouvons-le plus tard.
Voilà, notre talentueux désespéré a beaucoup lu, et il a bien observé les livres. Contrairement au cas de madame Bovary, que les lectures ont poussé à voir des princes charmants en des hommes médiocres, l’observation de la littérature a apporté une vraie révélation au jeune homme : il a compris qu’un écrivain pouvait dominer la réalité. Il a compris qu’un écrivain pouvait faire vivre chacune de ses aspirations dans la fiction faite vérité par le livre, et donc exister en mille choses tout en ne devenant maître que d’une seule : l’écriture.
Le brave homme ne tarda pas à découvrir les avantages de nourrir un tel projet. Plus besoin d’avoir aucune opinion sur quelle question que ce soit : « En tant qu’artiste, j’ai choisi de me tenir à l’écart des débats d’idées politiques[1] », dira-t-il. En fait, notre ami se mit à fuir systématiquement ses responsabilités, selon une attitude à laquelle répondait la nécessité créatrice. Vous imaginez que sa santé mentale dut se dégrader considérablement; mais, plus son caractère devenait lâche, plus son écriture se faisait puissante. Aujourd’hui, il est seul ainsi qu’un peu désolé, mais il s’accroche à son œuvre qui gagne sans cesse en fulgurance.
Il y a quelques temps, cet écrivain a tout bonnement avoué à sa compagne qu’il l’avait trompée un an plus tôt avec l’une de ses ex. Il a regardé passer l’orage sans rien faire pour l’atténuer. « Mais pourquoi, pourquoi as-tu fait ça? – Je ne sais pas… Franchement, je ne sais pas, » a-t-il répondu à la pauvre dévastée. Le soir même, seul dans l’appartement (elle s’était réfugiée chez sa mère), il s’est appliqué, avec fébrilité, à rendre la scène, qu’il conserve pour un roman à venir. Sa copine l’a quitté depuis, mais croyez-moi, le chapitre est magistral. – Quelle couillonnade! Quel manque de considération! – Attendez, vous n’avez rien lu.
Tout récemment, notre héros rentrait de boire un verre au pub Quartier latin, dans le noir, très tard un soir de semaine. Il marchait sur la rue Sanguinet, entre Ontario et De Maisonneuve – un coin triste, où il est peu recommandé de se promener seul à cette heure, malgré l’effervescence toute proche de la rue Saint-Denis. Soudain, il a entendu les cris d’une femme provenant de derrière un conteneur à déchets. Prudent, il s’est positionné de façon à voir ce qui se passait tout en demeurant à distance raisonnable. Une légère excitation le gagnait : les événements réels sont tellement inspirants. Des jeunes hommes, quatre ou cinq, malmenaient une étudiante. L’un deux tentait d’étouffer ses cris pendant que les autres la frappaient tour à tour. Il semble que le temps s’arrête dans des moments comme celui-là. Le sincère écrivain reste dans l’ombre, scrute avec de grands yeux, écoute attentivement chaque ahanement, chaque gémissement, chaque son sourd de coup et de souffle perdu. La fille se débat avec de moins en moins d’énergie, jusqu’à ses agresseurs se mettent à la déshabiller. Elle se cabre alors violemment, avant que celui qui la retient ne lui enfonce un coude sous le menton, après quoi elle ne fait plus que hoqueter et pleurer sans voix. L’écrivain est profondément remué par la brutale beauté du spectacle. Il y a quelque chose de fascinant dans le meurtre, comparable aux plus belles naissances de la nature. Avez-vous déjà vu, en accéléré, la métamorphose d’une chenille en papillon? Le splendide insecte s’extirpe du cocon glauque et s’envole dans un scintillement de couleurs. Le viol de l’étudiante est très long, répété par chacun de ses assaillants, sous le regard captivé de l’écrivain tapi. Il observe jusqu’à la fin. Il s’efforce de ne rien perdre de la scène : il remarque l’écho que font les reniflements du dernier violeur pendant qu’il rattache sa ceinture; les mouvements lents et brisés de la fille qui se retourne sur le sol. Une voix le tire de sa contemplation. « Hey! » – L’appel venait d’en arrière. Les violeurs se sont sauvés en courant dans toutes les directions, et l’écrivain en a profité pour quitter les lieux tranquillement. Il a pensé aller porter assistance à la victime – un peu par compassion (tout de même); beaucoup parce que ç’aurait complété son expérience – mais d’autres gens accouraient et il a jugé plus sûr de ne pas se mêler de l’affaire.
Lorsque l’écrivain vous donne ça à lire, en éprouve-t-il des remords? Bien sûr que non : ça ne sert à rien. Estime-t-il avoir mal agi? Franchement, je ne sais pas… Et ce n’est pas là la question. Quand l’écrivain vous procure de l’émotion – sentiments de fascination, de dégoût, de plaisir, de colère – il a rempli son rôle, il a réussi, il peut s’estimer satisfait; le reste, ce ne sont pas ses affaires. On va dire que c’est dégueulasse; on va même nier avoir été ému par l’horreur abjecte. Ouais, ouais, l’écrivain connaît ça. Il tient seulement à préciser que ce n’était qu’un brouillon : attendez le prochain recueil de nouvelles, ça va être écœurant.
(octobre 2005)
[1] Textuellement – ou peu s’en faut – c’est ce qu’a dit Alain Souchon à l’émission Tout le monde en parle du 13 novembre 2005. Note de l’auteur.
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