*Suivant mon plan original, Colis suspect devait rassembler vingt-deux textes regroupés en quatre parties portant chacune son titre. La première partie, envisagée comme une sorte de suite en cinq mouvements (la suite «Jackhill»), est restée inachevée, et les deux mouvements déjà écrits, pris tout seuls, sont sans intérêt. Comme le temps a beaucoup passé et que je ne prévois pas terminer cette histoire, la partie au complet rejoint le purgatoire des fonds de tiroir, avec un sixième texte non écrit qui s’y rattachait et devait clore la deuxième partie.

22 - 6 = 16. Des seize textes restants, l’un est «Demain, hier ou ailleurs», déjà publié dans Le Livre noir de Ta Mère; courez l’acheter! J’enlève enfin une nouvelle incomplète («Histoire dont elle est la câline»), dont j’ai intégré la part déjà écrite aux détesteurs, ainsi que la nouvelle-titre («Colis suspect»), jamais commencée ‒ c’est des choses qui arrivent oui c’est ça j’avais un plan détaillé avec des titres pour des textes pas encore commencés.

16 - 3 = 13. Voici les treize textes rescapés, ou pièces à conviction, sans façon, dans l’ordre de leur composition.

C’est bizarre, hein, ça part, ça vient… Je touche la torche du feu ou je passe proche un temps et, l’année suivante, je griffonne comme un zoulou : le style de « Entre ciel et terre » est affreux, on verra. C’est parce que je cherchais encore. Je cherche encore, mais moins.

Notes :

PC1 ‒ Quatrième partie d’une longue nouvelle dont les trois autres valent mieux mortes. PC2 ‒ Projet resté pur projet. PC3,4 ‒ Écrits pour le cours de création « Critique littéraire » donné par Catherine Mavrikakis à l’UdM. PC5,6,7 ‒ Publiés aussitôt écrits à l’origine sur MySpace (/dangerrranger) quand j’ignorais encore la possibilité du blogue. PC8,9,10,11,12 ‒ Publiés aussitôt écrits sur mon blogue [plusieursexcuses.blogspot.com]. PC13 ‒ Morceau de choix beaucoup trop excellent pour la revue de « littérature pop » Biscuit chinois qui l’a refusé; thème : « viande ».

mercredi 5 janvier 2011

PC8-11 (février 2008)


Dépersonnes


Je me réveille. Je m’appelle Stéphane Ranger. Tu fais un pas de côté : tu dérapes; tu mets un pied devant l’autre et tu vas.


Googlé mon nom juste pour voir: je tombe sur ce site, « Appellation d’écrivain contrôlée », faut le faire! - belle gueule, tout de même. Un beau poème vicieux.


Mais je ne me souviens pas d’avoir fait quoi que ce soit qu’il y a là. Je consulte « ma » bio, pour voir: c’est la bonne histoire, sauf qu’elle me semble avoir été écrite par quelqu’un d’autre.


Est-ce que je savais comment partir ça, moi, un blogue?


Ça me fait penser, au cégep, un gars, l'air de rien, et rien, en fait, mais plein de surprises à rendre mal-à-l’aise, comme la trouvaille d'une mèche folle sur sa tête, aux toilettes, les mains sous l’eau, devant le miroir, quand le party fait rage, où on ne connaît personne de toute façon, mais.


Édition spéciale: « Je suis Réjean Ducharme » en grosse police rouge, pleine page – pour amuser les étudiants; les cultivés, s’entend – et c’est la face de Julien Poulin qu’il y a dessus, sa face qui remplace la vraie, floue comme le reste de la photo, celle, bien connue de ceux qui savent, l’une des seules, où on voit Ducharme (si c’est vraiment lui) debout dans la neige et sur le point de bûcher du bois, ou non.


Marc Dorais, collaborateur régulier, PhotoShopper expert et, à ce titre, responsable officieux de la une, avait réalisé cette farce. J’appris quelques mois plus tard, de son propre aveu, qu’il ignorait absolument tout de notre écrivain mythique – son œuvre, sa personne publique inexistante, ce qui se sait quand même de lui : rien.


Je me suis depuis longtemps demandé s’il n’y avait pas des doubles derrière tous ceux qui se pavanent, l’air plein d'aise à faire ce qu’on ne leur accorderait pas sans confession.


En rafraîchissant la page, un changement : nouveau commentaire. Je clique, voir : deux lignes, c'est signé Stéphane Ranger, c’est quoi? C'est signé de mon nom. Je clique « page précédente », je rafraîchis, je reviens voir: le commentaire a reçu une réponse de : Stéphane Ranger.


Je retourne lire Bret Easton Ellis.

(février 2008)





Automates schizophrènes


C’est pas le marché indépendant le plus petit qu’on s’imagine, où je travaille, mais c’est tout comme : douze résidents dedans qui coursent, et c’en fait cinq à la caisse – aux deux caisses – et ça fait un party maison.


Celui qui m’a salué en entrant après avoir attendu de pouvoir me regarder dans les yeux était drôle. Genre nerveux, exaspérant, sûr – j’ai connu un vendeur de pot au secondaire avec un regard de même, et le jeu de scène de celui qui brasse tout le temps des affaires, les deux pieds dedans.


Il s’adresse à moi comme si on était complices.


LOL


Chaos total, branle-bas de combat : lait, jus, sauce tzatziki de bonne marque, fromages, viandes froides, nouilles chinoises et denrées en vrac assaillent, vague après vague, mon espace à portée de mains, sans compter la balance qui se rend, tassée sous les fruits et légumes.


Il y a du délai quand Interac signale – vieille technologie. –


C’est approuvé, mais le papier sort pas. Je regarde : rien de jammé.


« C’est la machine, qui est…?


– Ouais, c’est les machines, qui sont… »


Je remarque le dernier client du rush, de dos, devant moi, quand il se retourne pour me prendre à témoin –

…de quoi?


« C’est bon, mon ami? »


What ever!


Le propriétaire qui fait des heures le soir est là, il s’occupait des asperges – un grand et gras Noir anglophone qui marche et bouge, comment dire… extrêmement lentement, mais qui gère bien son affaire. Mon ami lui lance des clins d’œil en rempochant son wallet, one man show :


« Merci, merci, mon ami, thank you; God bless you, sir. Thank you, mon ami… »

Je suis rendu sur mes coudes, nonchalant, je respire un peu. Sursaut en s’en apercevant, que je l’observe par en-dessous, presque :


« Wo-oh! » qu’i’ fait, « Y a des serpents dans le jardin! »


Je serais content pour lui si je pouvais confirmer… Mr. Brown n’a pas bougé, de trois-quarts, d’un œil, semble surveiller. Moi, j’ai l’air de quoi?


Un autre rush.


Ça me ramène à l’esprit… Magasin look facile, un couple entre, le gars fonce, la fille : « Y a-tu quelqu’un qui a appelé un taxi? » – Dehors, un taxi; c’est pas le mien : fuck off. Mais c’est le sauf-conduit : le gars revient, pressé, veut se faire rembourser un deux litres de sauce tamari, supposément acheté, qui deux secondes avant ornait les tablettes au fond; le fils Brown s’en mêle; DEHORS! – menaces de représailles, de part et d’autre…


Le calme est revenu. Je demande à Nell, d’une caisse à l’autre :


« Nell! As-tu eu un client qui faisait des problèmes? Celui qui était… »


Non.


« Non… »


Rien.


Celui qui… – « Celui qui avait l'air… »


Non. Oublie ça. C’est p’t-êt’ juste moi, qui…

(février 2008)





Emmanuel Danger!


Pendant une minute, une minute complète, j’y ai cru. L’hiver est froid; je pensais avoir des visions, mais l’improbable m’a paru vrai.


La dernière fois que j’avais entendu parler d’Emmanuel Danger, c’était… c’était quand, déjà? – en tout cas, je l’avais plutôt entendu parler, derrière moi, sans le voir. Il avait surgi de nulle part en file d’attente au guichet. « Salut, bouge pas », m’avait-il glissé à l’oreille en m’enfonçant quelque chose de pointu dans le dos. C’était comme un rêve.


« Emmanuel Danger! C’est toi? Ça fait un bout de temps…


– Oui. J’existe encore, comme tu vois – …ou ne vois pas. »


Sacré folantin, va.


Notre rencontre avait été brève. Ne souhaitant pas l’écourter d’avance, je n’avais pas fait cas de son attitude, sachant que cela n’était, au fond, d’aucune importance. Je lui dis que je créais encore et que je ne l’avais pas oublié, loin de là. Mais surtout, j’en profitai pour lui demander des nouvelles de Carlson – choses, par nature, toujours pleines de péripéties.


« Carlson! Ah! Un vrai drôle, ce gars-là. J’en ai une bonne pour toi, justement. »


En me parlant, il avait retiré de mes côtes l’objet contondant – ou son pouce, si ça se trouve; j’ignore toujours c’était quoi.


« Je l’ai revu, Carlson, avec un peu d’espoir, je l’avoue, l’autre fois. L’été passé. Il m’avait recontacté. Je t’avoue aussi que son invitation me tentait pas tellement. La dernière fois, il s’était effondré pour la nuit, soûl mort, sur son divan, à neuf heures et quart, en me laissant seul, plein d’horreur de moi, au milieu du vortex des pires affres lavalloises. Ça fait que je l’ai convaincu de peine et de misère de faire un contemporain de lui-même en venant en ville s’il voulait me voir. Comme ça, au moins…

– Il est venu? » l’interrompis-je.


« Oui, il est venu, mais, comme il fallait m’y attendre, non sans avoir, monsieur prévoyant, fait escale deux fois vider une copule de bocks pour se donner de l’entregent.


– Classique.


– Après, au début de la soirée, il s’est vanté d’aller mieux, de se sentir sur le point d’aboutir, de peut-être être en amour aussi… Ça lui faisait du bien. D’en parler, je veux dire. Pis, il avait plein de projets – comme toujours – trop nombreux et complexes pour passer le test du lendemain de veille encore; mais je le comprends un peu : c’est pas facile de se sortir d'une merde où on s’est jeté soi-même, avec fierté en plus de ça. »


Ça commençait à faire déjà-vu.


« L’anecdote principale, » avait poursuivi Emmanuel, « c’est après ça. »


Danger me conta comment Carlson s’était évanoui soudain dans la nuit, sorti acheter des cigarettes sans revenir, et comment, vingt heures plus tard, il l’avait rappelé pour s’excuser, dire qu’il avait cherché de la coke, s’était fait crosser par un gros cave, était passé prendre un plateau de shooters pour la peine et avait tout oublié du reste, à part s’être retrouvé à un moment donné dans un parc, cherchant la sortie, pour se réveiller le soleil dans les yeux au coin de Mont-Royal et d’une rue quelconque dans un tas de boîtes pour le recyclage avec le pardessus déchiré, ainsi que les jeans à la hauteur de la cuisse.


Je traversais tout à l’heure le parc Lafontaine en repensant à tout ça. Deux minutes avant, c’avait été l’apparition : au coin de Papineau et de Rachel, un cycliste avait surgi en trombe dans le vent froid, sous les lampadaires. Son vélocifère avait belle allure, celle d’un outil de bravade; le jeune homme, debout sur ses pédales en freinant pour guetter le trafic, était tout en bleu marin, vêtu d’habits typiques des messagers sur deux roues, et portait un casque de moto noir. Ses gants, en cuir, eux, étaient rouges.


Pendant une minute, je me suis dit : je viens de voir là Emmanuel Danger.


Ce que j’avais oublié, pendant cette longue minute, c’était que Danger ne pouvait plus faire de vélo depuis son accident de l’automne 2006, dans la côte de St-Denis : sa jambe s’était mal réparée et, quand il ne s’obstinait pas à trotter quand même en béquilles dans les rues, il suivait l’avis de la physio et spinait sur quatre pneus maintenant. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit.


Les songes dont ce fallacieux aperçu m’a criblé m’ont suivi dans le parc, assez pour me perdre. J’avais traversé Rachel, en direction sud-ouest, pour rentrer chez moi, et je piquais dans le parc en diagonale. Arrivé à ce que je croyais être l’Avenue, nord-sud, du parc Lafontaine, j’ai tourné à droite, pensant marcher jusqu’à St-Hubert; mais ce que j'avais pris, en émergeant, pour le terre-plein de l’Avenue susdite était en fait celui qui apparaît quelque part sur Rachel, et j’avais remonté vers le nord, d’où je venais. J’ai dû lever des yeux désorientés sur les panneaux, croyant être presque rendu, pour trouver : Avenue du Mont-Royal / De La Roche.


Cibole, je me retardais.


Pas grave. J’ai fait demi-tour et j’en ai profité.

(février 2008)





Entre ciel et terre


Il fallait le faire, vers la fin du 19e siècle, pour s'obstiner à imaginer des engins volants et surtout pour y monter après les avoir réalisés. L'histoire des débuts de l'aviation est plus riche en échecs létaux qu'en réussites. Certains téméraires, hurluberlus riches - ou des combinaisons des deux - ont fait des bassesses, sur l'échelle de la sécurité, pour atteindre les hauteurs atmosphériques, à la recherche de gloire, avec des résultats qui n'étonnent pas. Pendant que les frères Wright, en Ohio, y allaient de prudence, développant leurs techniques lentement mais sûrement dans le secret, autant pour ne pas se brûler en même temps que les étapes - ils avaient d'ailleurs pour résolution de ne jamais tenter un vol ensemble afin d'éviter, le cas échéant, une tragédie double pour la famille - que dans le but légitime de protéger leurs acquis, eux qui faisaient de leurs travaux acharnés menés en marge de leurs activités alimentaires (une shop de bicyclettes) l'investissement d'une vie; pendant ce temps ainsi, d'autres, beaucoup plus irréfléchis, osaient installer dans leur hâte sur des prototypes à l'aérodynamique approximative et non suffisamment testés des moteurs puissants qui abrégeaient éventuellement leur retraite avec fracas. Les frères Wright, à la fois illuminés (il fallait l'être), scrupuleux ingénieurs amateurs et développeurs patients et obstinés, faisaient des tests avec une soufflerie (wind tunnel) maison, produisaient leurs propres pièces mécaniques et menaient de longues mises à l'épreuve de leurs planeurs, les tenant comme des cerfs-volants, avant d'envisager y grimper tour à tour et avant même de songer à y installer des moteurs.


Grâce à leur persévérance et leur minutie, ils en sont venus à échafauder les bases théoriques, encore valables aujourd'hui, de l'aéronautique. Finalement, l'essentiel était - comme le sont, de réputation bien méritée, les grandes lois scientifiques - d'une simplicité remarquable. Il fallait qu'un aéroplane puisse être contrôlé selon les trois axes de l'espace tridimensionnel et cela indépendamment: l'axe vertical (dit "de lacet": descente et remontée du nez), l'axe horizontal (ou longitudinal: direction à droite et à gauche, sans basculer, donnée par l'aileron vertical de la queue) et l'axe de roulis, autour duquel le corps de l'avion pivote pour opposer correctement la résistance des ailes à la masse d'air lors des virages. Avant que ce principe fondateur ne fût établi, les tentatives pouvaient sembler convaincantes mais immanquablement la défaillance survenait.


Les frères Wright ont finalement réussi à voler sans périr, et un demi-siècle plus tard, les mastodontes commerciaux de ligne dominaient les airs, cela après l'ère farouche des cavaliers du ciel des grandes guerres s'affrontant en duels et bombardant l'ennemi.


*


Quand je fus conçu, mes parents habitaient le haut d'un duplex dans un vieux quartier du nord de Laval. Le propriétaire, Jean-Marie, occupait, avec sa femme Rolande et leurs quatre enfants, le logement du rez-de-chaussée comprenant un demi-sous-sol. Une famille de joviaux vivants sans prétention et friands de fête, subsistant sous la discipline de la reine du foyer avec la location du deuxième et le salaire du bon géant Jean-Marie, mécanicien de métier. Mon père avait conclu une entente raisonnable avec lui suite à la recommandation de mon grand-père, qui avait un garage et le connaissait bien.


Rolande était un menu brin de femme qui avait dû, dans sa jeunesse, être une sacrée petite créature toute pimpante et palpitante, le genre de bombe d'énergie à ne s'épanouir que dans l'alliance avec un colosse au coeur tendre comme Jean-Marie. Dans mes souvenirs, elle est plutôt raide et jaunâtre, sans vraies dents, la voix sablonneuse, fumant sèche sur sèche, mais elle est encore drôle et n'a pas sa pareille pour descendre un rum n' coke en chantant:


"Il faut se mouiller la luette, lon la

Et aussi la brimbale!"


Mon père, chansonnier amateur, qui jouait autour du feu, en famille, à la guitare, un répertoire personnel d'excellents morceaux de l'époque, était vite devenu la coqueluche des nuits de jour de l'an chez les Brisebois. Nous avons fait partie, petite famille neuve, de la famille étendue pendant longtemps. Et, entre deux chansons, toujours, lâchant tout incessamment, Rolande assurait le support en commençant, de son accent du Lac-Saint-Jean, vite suivie :


"Après une chanson - voyons donc! voyons donc! -

Après une chanson il faut boi-ââââ-re!..."


Je n'ai pas revu Jean-Marie en vingt ans - j'ignore même s'il est mort ou quoi - mais je me rappelle l'histoire - contée au fil des ans, entre oncles et tantes. Je me souviens aussi clairement avoir vu de mes tout jeunes yeux la chose que patentait le bonhomme, à temps perdu, dans son atelier de fortune au sous-sol.


Je dis "à temps perdu" parce que l'aventure dura plus de quinze ans.


L'avion n'avait pas encore d'ailes et ressemblait à un jeu de meccano géant, d'aspect moins qu'engageant, carcasse de tôle et de boulons.


Un beau jour, adolescent, plusieurs années après que se fût éteinte la vivacité de ces souvenirs, pendant lesquelles j'avais vécu ailleurs sur l'Île-Jésus, sur la Rive-Nord, en banlieue de Québec et encore sur la Rive-Nord, j'apprenais de mon père, au détour d'une jasette, que l'avion de Jean-Marie était fonctionnel et lui servait de temps à autres à braver la monotonie de sa retraite, les enfants partis, grands, et la vieillesse pour seul avenir. Rolande, elle, continuait à fumer ses cigarettes et refusait d'approcher l'engin, rechignant même à en entendre parler.


Pendant toutes ces années, Jean-Marie avait suivi des cours de pilotage à rabais et usé jusqu'à la reliure ses ouvrages de mécanique spécialisée sortis d'un autre âge, si bien qu'à proprement parler, l'avion tout neuf, fraîchement baptisé, était déjà presque obsolète avant de pouvoir décoller. Mais qu'a la mode à voir là-dedans, quand le cœur s'est emballé, quand les essais sont concluants et survoltent, quand il serait si dommage de reculer? L'avion était tout de même certainement plus évolué que la meilleure réalisation des frères Wright au siècle précédent. Aussi, Jean-Marie ne volait qu'accompagné, avec une veste de sauvetage, aux abords de lacs peu fréquentés et bien profonds, en été.


À chacune des rares fois où les Brisebois survenaient dans les conversations familiales, j'intervenais pour demander à mon père, un peu en guise de preuve d'intérêt de la part d'un ado infesté d'apathie comme il se doit, si le bon gros Jean-Marie avait continué ses ballades entre ciel et terre.


La réponse était oui.


Jusqu'au jour où l'anti-surprise m'arriva.


Après tout, les petits avions d'amateurs ont la statistique dans les pales. S'il est plus probable de périr sur les routes qu'en vol nolisé, c'est que les risques de collision y sont plus grands et que, excluant de relativement rares défaillances majeures, les boeings, par leur gigantisme, composent bien avec les turbulences - cela sans compter l'expérience et l'assistance dont jouissent les pilotes et qui font défaut à bord d'un Cessna. À bord d'un Cessna, quand on perd l'équilibre, ce n'est pas comme trébucher dans le gazon.


La mort de Marie-Soleil Tougas avec son ami cinéaste, pilote amateur chevronné, Jean-Claude Lauzon, dans un écrasement en montagne suite à des bourrasques virulentes était déjà vieille nouvelle quand, il y a deux ou trois ans, mon père me répondit un jour, son visage s'animant tout spécialement à mon enquête, que, non, Jean-Marie ne faisait plus d'avion:


"Il faut que je te raconte ça!"


Au fond, il y avait peu à dire.


Mon père tenait son information, déjà datée alors, de seconde main - mais ça ne changeait rien à l'histoire.


À force de prendre de l'assurance, Jean-Marie avait pris les airs seul, une matinée de juin, sous le soleil tendre d'un jour s'annonçant calme et déjà chaud. Une manœuvre mal complétée - ça n'en prend qu'une - l'a jeté soudain en mauvaise posture par rapport au vent et l'a fait décrocher.


Quand un avion «décroche», s'il est assez haut dans le ciel, il peut utiliser la vitesse acquise en chutant pour reprendre appui contre l'air et se redresser. Ce ne fut, malheureusement, pas le cas.


Bien qu'il tenta tout, Jean-Marie, qui n'abusait pas assez de l'altitude, s'écrasa spectaculairement devant la foule muette et aveugle des chalets riverains endormis, qu'il réveilla dans une stridence de vitres brisées, d'ailes qui déchirent et d'hélice qui fend l'air en ricochant.


Les yeux écarquillés, sirotant avec un délice vaguement coupable mon absence de véritable étonnement, chanceux dans la distance que j'avais face à l'événement, j'ai laissé mon père achever:


« Il est tombé dans le lac - rien de sérieux. Ah! Mais l'avion était bon pour la scrap! Une chance qu'il volait au-dessus d'un lac, sans ça il aurait pu se faire mal en maudit...


« Il s'en est tiré avec une couple de contusions; des côtes fêlées, je pense; mais rien de cassé. »


Et, depuis cet accident, Jean-Marie, qui avait passé la plus grande partie de ses quarantaine et cinquantaine à poursuivre son ambition exemplaire, n'est jamais remonté en avion.


J'ignore si Rolande vit encore, si Jean-Marie est mort aujourd'hui; je n'ai plus questionné mon père à leur sujet par la suite. Mais l'histoire exigeait d'être écrite.

(février 2008)

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